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introduction

Une redécouverte tardive

Parmi les femmes architectes de sa génération, Lina Bo Bardi a longtemps été la moins connue. Par rapport à des figures comme Charlotte Perriand, Ray Eames, Jane Drew ou Aino Aalto et Alison Smithson, auxquelles la critique a consacré beaucoup de pages dans les livres et les manuels, Lina Bo Bardi est restée durant une longue période une créatrice de « niche », malgré les nombreux édifices réalisés – près d’une vingtaine entre les maisons, les musées, les théâtres, les églises, les centres culturels et sportifs –, qui la placent au rang des femmes architectes du xxe siècle ayant le plus construit. C’est seulement récemment que Lina Bo Bardi a fait l’objet d’un nouvel intérêt, grâce à la contribution de ses élèves, de ses collaborateurs, et au travail de l’Institut Lina Bo et Pietro Maria Bardi qui a créé un fonds d’archives tout en organisant des expositions et des séminaires. Cela a permis de redécouvrir « un trésor caché, longtemps ignoré par la critique et méconnu du public, sauf des populations urbaines du Brésil qui, depuis des dizaines d’années, fréquentent ses ouvrages à haute teneur humaniste (1) ».

Un premier grand mérite revient à l’exposition anthologique et itinérante dirigée par Marcelo C. Ferraz, accompagnée de l’ouvrage Lina Bo Bardi auquel Lina travaillait au moment de sa disparition, survenue le 20 mars 1992 (2). A suivi, quelques années plus tard, l’hommage de Kazuyo Sejima à la 12e Biennale de Venise, « People meet in architecture », qui a ravivé l’intérêt pour sa personnalité et pour son oeuvre, ouvrant la voie aux manifestations ultérieures. En effet, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort (en 2012) et du centenaire de sa naissance (en 2014) ont été organisés de nombreux et divers événements commémoratifs comme les expositions Lina and Gio: The Last Humanists, Maneiras de expor: arquitetura expositiva de Lina Bo Bardi, Lina Bo Bardi 100: Brazil’s Alternative Path to Modernism, Arquitetura politica de Lina, Lina Bo Bardi: Together, Lina Bo Bardi in Italia: « Quello che volevo era avere Storia » ; le congrès international « Lina Bo Bardi: Un’architetta romana in Brasile » ; les publications Lina Bo Bardi de Zeuler R. M. de A. Lima, Sustainable Lina: Lina Bo Bardi’s Adaptive Reuse d’Annette Condello et Steffen Lehmann, Lina Bo Bardi: Un’architettura tra Italia e Brasile dirigée par Alessandra Criconia. Tout cela a permis de faire mieux connaître au public et à la communauté scientifique cette projeteuse à la fois architecte, designer, muséographe, scénographe, journaliste qui aujourd’hui, au temps de la génération Erasmus, est présentée comme un modèle positif de déracinement, avec une vie à cheval entre deux pays, l’Italie et le Brésil, et deux continents, l’Europe et l’Amérique du Sud.

Voici le cadre qui nous a amenées à considérer l’idée de contribuer, nous aussi, à la redécouverte de Lina Bo Bardi à travers un projet partagé entre la faculté d’architecture de l’Université La Sapienza de Rome et l’ENSA de Paris-Belleville, un projet que nous avons conçu comme un programme de recherche « polyphonique » finalisé par la réalisation d’une exposition. Le point de départ a été le travail du groupe « Oficina Bo Bardi », le laboratoire de recherche du département Architecture et Projet créé pour reconstruire les années italiennes de Lina Bo (quand elle n’était pas encore devenue Madame Bardi), qui a permis d’aboutir à l’élaboration graphique et visuelle de sa biographie intellectuelle et professionnelle – une ligne de vie représentée « horizontalement » autour de ses voyages et des cinq villes où elle a vécu : Rome, Milan, Rio de Janeiro, São Paulo, Salvador de Bahia –, et enfin au catalogage systématique de ses notes et articles illustrés, à la reconnaissance des études et des recherches réunies dans une bibliographie raisonnée.

Exposition : récit d’une fabrique

De ces prémisses, le projet expositif de recherche a reposé sur deux objectifs : développer un processus de connaissance d’une oeuvre architecturale moderne et seulement partiellement historicisée, mais avec un haut degré de significations contemporaines, et le montrer en croisant les deux différentes méthodes pédagogiques de l’ENSA de Paris-Belleville et de la faculté d’architecture de Roma Sapienza.

Pour atteindre ces deux objectifs, nous sommes parties de l’hypothèse de la fabrication des maquettes de quatre oeuvres de Lina Bo Bardi – la Maison de Verre, le MASP, l’église Espírito Santo do Cerrado et le SESC Pompeia –, afin d’analyser et étudier son architecture d’une manière empirique. Cette démarche a été accompagnée par le récit de la fabrique de l’exposition, c’est-à-dire par la méta-narration de l’exposition elle-même, selon un parcours d’étude inversé : approcher l’oeuvre d’architecture par la pratique de la conception et la fabrication des maquettes, et non par la théorie.

Ce préalable a conduit à opérer plusieurs choix : choix des oeuvres les plus représentatives parmi les projets construits de Lina Bo Bardi ; choix des « tranches architecturales » de ces bâtiments et leur étude, surtout en plan et en coupe ; choix des échelles de fabrication des maquettes (le plus grand défi de l’exposition !) ; choix des matériaux : du bois au papier, métaphores de la solidité et de la légèreté de ces oeuvres ; choix d’une oeuvre exemplaire – le SESC-Pompeia – montrée aussi par ses meubles (tables, chaises, bancs, fauteuils) et par un élément caractéristique (la fenêtre troglodyte), lui attribuant la valeur symbolique de l’architecture de Lina Bo Bardi.

Le sujet de l’exposition est donc l’oeuvre d’architecture, sa connaissance et sa découverte, à travers la médiation des enseignements, et non l’architecte et sa pensée architecturale. En ce sens, la biographie intellectuelle et culturelle de Lina entre l’Italie et le Brésil, exposée sous forme d’une ligne de vie et d’un planisphère, est devenue le fond géo-historique et non la clé interprétative de son architecture. Un pari que nous avons tenu à assumer pour inverser le point de vue sur son oeuvre architecturale, afin de proposer une lecture qui rompe avec celle centrée sur le personnage et sa mythologie, en allant au-delà de la fascination qu’exerce cette « pionnière de la génération Erasmus ». La création d’un mini-centre de documentation, dans l’espace même de l’exposi¬tion, permettra de combler cette soif de connaissance, en donnant accès aux principaux textes « bobardiens » – ouvrages, revues et travaux universitaires.

Le lieu de l’exposition – une école d’architecture – n’est pas un musée, ni par ses espaces, ni par ses moyens matériels. Différente d’une exposition qui serait conçue à partir d’une collection d’objets existants, Lina Bo Bardi : Enseignements partagés tire sa cohérence des possibilités des lieux où elle a été initiée. Mis à part quelques reproductions de dessins, photographies et revues, elle est composée d’objets – films, maquettes, meubles, structures, design graphique, kirigami, conçus et réalisés dans le cadre des enseignements.

L’enthousiasme suscité par notre projet, tant auprès de nos collègues enseignants que des étudiants, a été un puissant moteur dans cette aventure collective. Garder la cohérence tout en laissant éclore les diverses interprétations intellectuelles et formelles en fut le principal enjeu. Une démarche que l’on pourrait qualifier d’incrémentaliste et qui entre en résonance avec l’importance qu’accordait Lina Bo Bardi à la conception sur le chantier.

Si l’exposition a bénéficié de l’important apport scientifique de l’Oficina Bo Bardi, elle a aussi soulevé, en cours de fabrique, des questions intéressantes sur la véracité des sources et leurs interprétations. Ainsi, la reproduction de la table ronde du SESC Pompeia a pu montrer l’incohérence d’assemblage du bois dans le dessin d’exécution original, conduisant à privilégier les sources photographiques et le relevé. À l’inverse, tendant le fil entre la poésie de l’esquisse et la réalité de l’exécution, les étudiants ont pu donner corps à un objet qui n’existait pas : un kiosque-roulotte imaginé pour la vente ambulante dans le SESC Pompeia.

Enseignements partagés

Comment construire les lignes de partage entre les enseignants et les étudiants de deux écoles spatialement éloignées ?

Si les étudiants français et italiens n’ont pu travailler de concert, ni dans l’espace, ni dans le temps, l’impossibilité matérielle de monter un enseignement commun nous a conduits à amplifier les compétences singulières de chaque école, que ce soit celles de l’atelier maquette et bois à l’ENSA-PB ou celles de l’enseignement du design graphique à Roma Sapienza. Au lieu de « jouer la concurrence », nous avons préféré « accorder les instruments », en assurant nous-mêmes le rôle de « passeuses » d’une école à l’autre. C’est ainsi que les très grandes maquettes conçues et réalisées par les étudiants de l’ENSA-PB en avril 2017 ont pu rentrer en dialogue avec les kirigami, légers pliages des détails techniques, mis en oeuvre par les étudiants de Roma Sapienza un mois plus tard.

D’autres créations ont enrichi l’exposition. Alessandro Lanzetta, architecte, enseignant à Roma Sapienza et membre de l’« Oficina Bo Bardi », nous a fait don de quatorze photographies des oeuvres paulistes de Lina Bo Bardi, réalisées en 2013. Le cinéaste Arnold Pasquier, enseignant à l’ENSA-PB, nous a accompagnées depuis le début du projet en filmant les discussions entre les enseignants, la gestuelle des étudiants dans la fabrique des objets, les visites des lieux de vie et des oeuvres de Lina Bo Bardi à Rome et à São Paulo, les portraits et paroles de celles et ceux qui l’ont connue ou étudiée, les chorégraphies des danseurs traversant ses espaces, les manifestants sur le parvis du MASP. Tandis que Martim Passos, jeune architecte brésilien, a filmé à l’aide d’un drone des oeuvres paulistes de Lina Bo Bardi, rendant visibles les contrastes de leurs inscriptions urbaines.

Vingt-huit enseignants et cent quarante-deux étudiants de Roma Sapienza et de l’ENSA-PB, dont certains provenant des universités internationales partenaires, ont participé à ce projet. La deuxième partie de ce catalogue retrace et illustre ces expériences pédagogiques et explorations figura¬tives à travers neuf récits d’enseignants signés ou co-signés par Teïva Bodereau, Anna Giovanelli, Patrick de Glo de Besses, Ludovik Bost, Martin Monchicourt, Hervé Roux, Luis Burriel Bielza, Cristina Chiappini, Sara Palumbo, Roberta Gironi, Alessandro Lanzetta et Arnold Pasquier.

Le catalogue ne se limite pas cependant à la simple présentation de l’exposition. Neuf autres articles en élargissent l’horizon.

Hybridations

En revenant sur le passé italien de Lina Bo Bardi, le groupe de recherche « Oficina Bo Bardi » montre comment son identité s’est construite dans un contexte à la fois politiquement difficile et riche sur le plan du débat d’idées, et comment le contraste entre ses deux pays a permis une synthèse originale entre l’humanisme italien et la liberté expressive brésilienne à travers la notion de l’arquitetura pobre. Anat Falbel s’intéresse au dialogue épistolaire entre Lina Bo Bardi et Bruno Zevi pour identifier les affinités sur lesquelles s’est construite leur profonde amitié, tout en abordant de front la question de la « génération fasciste » à laquelle tous deux ont appartenu. Il en ressort une figure d’une Lina Bo Bardi solitaire et peu comprise de ses contemporains. En s’appuyant sur les écrits d’Oswald de Andrade, qui défendait l’idée selon laquelle la culture populaire servirait de base pour une production d’avant-garde, Renato Anelli analyse la manière dont Lina Bo Bardi s’est positionnée par rapport à la singularité brésilienne, dont elle a cherché à « exporter l’expérience culturelle en vue d’ouvrir de nouvelles voies pour l’art, l’architecture et le design au niveau mondial ». L’exposition Nordeste (1963) en est un des exemples. Partant de ces années passées à Salvador de Bahia, Marina Grinover met ensuite en évidence comment cette expérience a permis à Lina Bo Bardi d’élaborer une manière différente de faire, la conduisant, durant les années 1970, à concevoir sur le lieu même du chantier, comme l’illustre l’exemple du centre de loisirs et de culture du SESC Pompeia (1977-1986). Enfin, en empruntant son titre L’inverse de l’inverse à la chanson de Caetano Veloso, Zeuler Lima en fait une métaphore de la vie et de l’oeuvre de Lina Bo Bardi, en éclairant le contexte professionnel difficile, à la fois misogyne et conservateur, dans lequel elle a évolué, tout en montrant comment son « héritage culturel multiple et son passage dans un environnement traditionnellement masculin lui ont permis de défendre une vision singulière du projet moderniste ».

Exposer l’architecture

Comment exposer Lina Bo Bardi, et plus généralement l’architecture ?

Dans des entretiens menés par nous et par Otávio Pereira de Magalhães Filho, Giancarlo Latorraca, Madelon Vriesendorp, Maristella Casciato et Jean-Louis Cohen ont accepté de partager leurs expériences et réflexions.

Commissaire, entre autres, de Maneiras de expor: arquitetura expositiva de Lina Bo Bardi, Giancarlo Latorraca revient sur l’importance de sa rencontre et sa collaboration avec Lina Bo Bardi à la fin des années 1980, puis sur le classement de ses archives et l’organisation des expositions qui ont suivi sa mort. Soucieux de rester au plus près de sa démarche dans la conception des expositions dont il est commissaire, il rappelle le basculement muséographique qu’a constitué la conception du MASP. Co-commissaire avec Noemi Blager de l’exposition itinérante Lina Bo Bardi: Together, Madelon Vriesendorp n’a pas connu Lina Bo Bardi. Dans une démarche volontairement interprétative, elle a souhaité donner à voir l’esprit de Lina, « sa fascination pour la culture du Brésil, ses collectes d’objets et les découvertes qu’elle y a faites », par opposition à une exposition architecturale faite de dessins et de maquettes. Maristella Casciato, qui n’a pas consacré d’exposition à Lina Bo Bardi, interroge le rôle de la photographie comme instrument de transmission de message et forme d’écriture visuelle de l’architecture et la manière dont Lina Bo Bardi s’en est consciemment servie, tant pour documenter et promouvoir ses oeuvres que contrôler sa propre image. Ultime contribution à ce catalogue, l’interview de Jean-Louis Cohen est aussi celle dont Lina Bo Bardi est absente. Revenant longuement sur son parcours de commissaire, il s’exprime sur l’exposition d’architecture comme lieu de recherche, développe sa différence avec d’autres formes narratives et affirme la puissance expressive de l’objet maquette.

Pour finir, nous remercions les dix-huit auteurs de cet ensemble polyphonique pour leurs généreuses contributions à la connaissance de l’oeuvre de Lina Bo Bardi et à la réflexion sur l’exposition comme lieu de pédagogie, de recherche et d’explorations figuratives.

Nous tenons également à exprimer nos remerciements particuliers à Alessandro Lanzetta pour son apport à l’élaboration visuelle de la ligne de vie ; à Rossana Battistacci, Francesca R. Castelli, Denise del Giglio, Alessandro Panzeri et Otávio Pereira de Magalhães Filho pour l’aide à la recherche documentaire ; à Clarissa Bolettieri, Pamela Lofano, Andrea Pistilli, Elisa Puglielli et Dora Riondino pour la conception de l’identité visuelle et à Katia Roux, Ali Guézi et Clovis Lefranc pour le travail sur les images.

Nos remerciements vont également à notre éditeur, Marc Sautereau, ainsi qu’à Anne-Cécile Schreiner pour son travail de coordination éditoriale et à Camille Jurek pour la conception graphique et la mise en forme.

Enfin, ce catalogue n’aurait pas vu le jour sans le soutien enthousiaste et continu de François Brouat, directeur de l’ENSA-PB, l’aide de son équipe administrative, la confiance d’Orazio Carpenzano et Piero Ostilio Rossi, respectivement directeur et ancien directeur du DiAP Roma Sapienza et la contribution d’Anna Carboncini, directrice des archives de l’Institut Lina Bo et Pietro Maria Bardi.

1
Jean-Jacques Larrochelle, « Lina Bo Bardi, construire peu pour construire mieux », Le Monde, 12/01/2014, www.lemonde.fr/culture/ article/2014/01/12/ lina-bo-bardi-construirepeu- pour-construiremieux_4346690_3246.html

2
Bien que publié à titre posthume, le volume comprend son Curriculum littéraire et un riche appareil de dessins et de photographies de Lina qui illustrent ses projets, construits et non construits, présentés dans l’ordre chronologique et introduits par des extraits de ses notes. En substance, cet ouvrage dirigé par Marcelo C. Ferraz est l’ouvrage de Lina Bo Bardi et reste le principal texte de référence pour toutes les recherches la concernant.
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